Rebranding des simulacres
Au début des années 1970, Alexander Kosolapov fût un des fondateurs du mouvement appelé par la suite Sots Art. Ce terme figure à présent dans la majorité des encyclopédies, à l’instar du "cubisme" et du "suprématisme". Selon la version canonique, un groupe d'artistes vivant en URSS avait utilisé la technologie, bien rodée par le Pop Art américain, afin d'interpréter le courant idéologique produit par l'état soviétique. Dans ce contexte, un autre élément doit être pris en compte. En effet, il est devenu habituel de considérer que les artistes du Sots Art réalisaient une déconstruction ironique du régime socialiste. Et, vers la fin des années 1970, une construction idéologique qui paraissait jusqu’alors indestructible commença à perdre de son efficacité, en ne suscitant plus ni frayeur ni enthousiasme, non seulement auprès de ses principaux destinataires, mais également chez ses propres fondateurs. La réalité objective commença à disparaître rapidement, laissant à sa place un simulacre malhabile.
Selon les propos de Michel Foucault, la stratégie des artistes du « Sots art » peut être décrite comme "une problématisation du contemporain". Alexander Kosolapov affirme, pour sa part, qu'il a appris des artistes du Pop Art américain à faire "les choses simples". Paradoxalement, le résultat de cet "apprentissage" fut plus proche de ce que produisaient ses collègues en Europe - les représentants de « Arte Povera » et en France du nouveau réalisme. Évidemment, la spécificité russe y était pour quelque chose. Il suffit de regarder les objets bruts et magiques comme: Le Loquet et Le Hachoir (les deux datant de 1972), auxquels Gargantua, si amoureusement décrit par François Rabelais, aurait pu trouver un usage approprié. C'est à Rabelais, le grand humaniste français, qu’à la même époque Mikhaïl Bakhtine a dédié son ouvrage devenu bestseller, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance.
On peut supposer, évidemment, que ces objets-actions étaient un exutoire aux traumatismes qu'abritait chaque homme soviétique. Car les images-réponses à la production de la propagande soviétique n'apparaissent qu'épisodiquement à cette période. Par exemple, l'œuvre Etudie bien, fiston qui représente les silhouettes d'un écolier, grossièrement et brutalement découpée dans du carton et de son père en uniforme militaire, témoigne d'une "prise de distance" dont parlaient les formalistes russes dans les années vingt. Effectivement, il fallait avoir du courage pour regarder "de l'extérieur" avec les yeux d'un étranger, ce qui s’appelait la propagande visuelle et qui remplissait le cosmos soviétique. Les bastions de l'idéologie inébranlables à l'époque sont devenus des décors en carton et de surcroit de très mauvais goût.
En 1975, Kosolapov immigre aux États-Unis et découvre que la société de consommation est remplie de « fantasmes de l’authenticité sublimée », terme utilisé par Jean Baudrillard dans « Le système des objets ». Il constate aussi que la publicité commerciale dans le monde capitaliste est régie par les mêmes principes que la propagande en URSS. C'est alors qu'il se sert de la stratégie de la "prise de distance" mise au point déjà à Moscou.
Elle lui a permis d'observer le monde nouveau en se positionnant en archéologue qui doit comprendre et décrire le sens des objets qu'il a découverts. Ainsi, le monde des marques et des publicités est apparu devant le peintre-analyste comme une Ding an sich : une chose en soi. Ensuite, tout est devenu très simple. Rappelons-nous comment, tout en étant derrière le rideau de fer, Alexander Kosolapov a studieusement étudié la façon de faire des "choses simples" d'Andy Warhol. Simples au point qu'en voyant la transposition de la marque Coca-Cola avec le profil de Lénine, la respectable compagnie s'est sérieusement inquiétée des dommages infligés à sa réputation. Le peintre à répondu avec malice: "Mon Lénine soutient Coca-Cola !" et a prononcé le slogan standard "It's the real thing » (1982). Heureusement, cette affaire n'est pas allée devant le tribunal mais ce projet n'a pas pu être exposé à Times square à côté d'autres panneaux publicitaires. De fait, les New-yorkais n'ont pas subi de « choc de dissonance cognitive », car il était facile d'imaginer que les communistes aient pris le pouvoir aux États-Unis avec le leader du prolétariat mondial en personne qui proposait la boisson gazeuse tant adorée et qu’il convenait d’acheter dorénavant les hamburgers au "McLenin's" du coin.
Dans tous les cas, les signes distinctifs de mondes différents chez Kosolapov sont confrontés les uns aux autres de sorte que le spectateur tombe inévitablement dans le piège d'interprétation posé pour lui. Toute tentative d'interpréter le complexe sémiotique proposé du point de vue de la logique bipolaire aboutit fatalement à un quiproquo flagrant. En tout cas, au début des années 2000, les locus de la perception bipolaire du monde réapparaissent de nouveau. La fin de la guerre froide marque un changement de paradigme. Le conflit et l'opposition à l'idéologie de classes ont été recodés en un conflit religieux conduisant à une mise en place de la censure dans plusieurs pays. Ces tendances se reflètent dans une série d'œuvres de Kosolapov comme This is my blood, This is my body, Icon-Caviar et d'autres. Ces oeuvres ont reçu un accueil différent du public en Europe de l'Est et en Russie. L'œuvre Icon-Caviar fut à l’origine d’un scandale à la Galerie Tretyakov, où elle a été retirée de l'exposition à la demande des croyants (cf. l’ouvrage "Museum scandals"). L'œuvre This is my blood a été détruite par les activistes religieux et fascisants au Centre Sakharov à Moscou. Ces mêmes œuvres ont été montrées au tribunal comme preuves de "l'incitation à la confrontation religieuse". Le tribunal de Moscou a jugé ces deux œuvres comme "extrémistes". Enfin, ces œuvres ont suscité une forte dimension protestataire et politique en Russie.
Dans un tel contexte, il apparaît que les dernières œuvres de Kosolapov ont été spécialement créées pour mettre en rage ceux enclins à faire des interprétations directes. Celles-ci peuvent apparaître dans le cas d’un objet paradoxal, tel qu’une Mercedes couronnée par un "bulbe" typique des églises orthodoxes. Il est vrai que le clergé orthodoxe apprécie particulièrement les voitures de luxe, mais il n'y a pas que cela. Chaque objet comporte une composante idéologique qui permet à A. Kosolapov d'effectuer le « rebranding » de l'industrie automobile : Mercedes RPZ est fait d'après le même principe qu'auparavant McLenin's ou Malévitch-Malboro.
Et voici, par exemple, un couple en bronze avec Mickey Mouse dans le rôle de l'apôtre Thomas qui pose ses doigts sur les stigmates du Christ. "La révélation divine de Saint Thomas" - sujet classique dans l'art européen, trouve ici son interprétation postmoderne. C'est la rencontre d'un héros de Disney avec le Christ dans le format d'une sculpture de la Renaissance et dans la technique à la "Cellini-Bernini". La narration religieuse est remplacée par la narration médiatique-collective.
Alexandre Kosolapov fait référence aux pensées du philosophe Slavoj Žižek qui déclarait qu'aujourd'hui Dieu et l’Homme ont perdu la possibilité de dialoguer, devenus aveugles l'un pour l'autre. Mais il s’agit là d‘une autre discussion. Peut-être, dans la culture, ce dialogue est-il encore possible.
Andrei KOVALEV
2007 Sculpture en bronze Fonderie C.A.I., Edition limitée à 5 exemplaires H. 48.5 x L. 19 x P. 17 cm
2007 Sculpture in bronze C.A.I. foundry, Edition of 5 H. 48.5 x W. 19 x D. 17 cm / H. 19 x W. 7 1/2 x D. 6 3/4 in.
2007 Sculpture en bronze Fonderie C.A.I., Edition limitée à 8 exemplaires H. 62 cm x Ø 76 cm
2007 Sculpture in bronze C.A.I. foundry, Edition of 8 H. 62 cm x Ø 76 cm / H. 24 3/8 x Ø 29 7/8 in.
Sculpture en bronze sur base en bois peint Fonderie Moscow Arte Edition limitée à 10 exemplaires H. 60 cm x Ø base 20 cm
Sculpture in bronze on a painted wood base Moscow Arte foundry Edition of 10 H. 60 cm x Ø base 20 cm / H. 23 5/8 x Ø base 7 7/8 in.